UNE AUTRE PORNOGRAPHIE EST-ELLE POSSIBLE ?

 

 

 

Dans les années 70, alors que la pornographie sortait de la confidentialité pour être diffusée plus largement, certains réalisateurs prétendaient que leurs oeuvres portaient un caractère politique. La révolution sexuelle débutait, et montrer des corps nus faisant l'amour pouvait encore avoir une dimension transgressive. Puis la déferlante pornographique à partir des années 90 a fait du X un produit de consommation de masse, tuant les dernières vélléités de tout discours émancipateur. Le porno est ainsi redevenu ce qu'il a finalement toujours été: un support d'excitation sexuelle, pour quiconque voudrait bien se donner la peine d'y accoder son plaisir.

 

La pornographie dont traite tous les articles de ce site est la pornographie mainstream, c'est-à-dire llitéralement "la plus diffusée". La diffusion massive de tout produit entraîne inévitablement sa standardisation afin de favoriser sa duplication, et le porno n'échappe pas au phénomène. Même si elle peut prendre différents contours, quasiment toute la pornographie mainstream reprend en choeur le même message: celui d'une sexualité de la performance basée sur un rapport de force, voire de violence entre les corps et les êtres, dénuée d'affect et jouant de toutes les surenchères possibles. Les articles de cette partie du site comme Une sexualité phallocratique et violente, Les standards esthétiques de la pornographie contemporaine ou bien encore La pornographie est réactionnaire vous en apprendront plus sur le sujet.

 

Les productions hardcore (faisant la promotion des pratiques sexuelles les plus éreintantes) ou de niches (basée sur certains fétichismes, qu'il s'agisse de rôles, de scénarios ou bien d'acteurs et actrices aux physiques particuliers) se rallient à ce même message. La pornographie gay également, remplaçant simplement la soumission du corps féminin par celui d'un homme.

 

Certains, en réaction, rejettent cette pornographie au motif qu'elle ne représente pas la sexualité "réelle", c'est à dire la sexualité quotidienne - supposée - des couples, ou s'en éloignant tellement qu'elle ne parvient plus à être le support de fantasmes atteignables. Ils pensent que des représentations plus "authentiques", plus "crédibles", sont possibles. Principalement deux courants de la pornographie ont cette prétention: le "porno pour femmes" et la pornographie amateure.

 

 

A. La chimère du "porno pour femmes"

 

Qu'est-ce que le "porno pour femmes" ?

 

En terme de volume échangé, que ce soit à la télévision, en DVD ou sur Internet, la victoire du porno hard est écrasante. Mais quelques irréductibles gaulois du cinéma porno, croient encore pouvoir prouver qu'il soit possible de proposer un contenu différent.


Ces derniers partagent l'analyse précédemment développée: la pornographie, telle qu'on la diffuse massivement aujourd'hui, est une "pornographie pour hommes": faite par des hommes, pour des hommes, et surtout qui exalte une certaine vision de la virilité suintant le musc et la testostérone.

Conséquence: la consommation de pornographie par les femmes reste faible, car ce qu'on leur montre est de fait loin, très loin de leur parler ou d'être apte à les exciter.

 

De ce constat (re)naît l'idée chez certains de proposer un "porno pour femmes", doté de codes différents. Le porno pour femmes affirme correspondre au plus près du désir, tel que les femmes aimeraient qu'il soit représenté. Si les formes que prenne ce porno pour femmes peuvent varier d'une réalisation à une autre, quelques grandes lignes communes se dégagent.

- Le recours à la violence doit être beaucoup plus rare, plus mesuré, et ne doit pas véhiculer un message irrespectueux envers les actrices.

- Les scènes sexuelles doivent être représentées dans leur globalité et non plus seulement par les seuls actes de pénétration. On va ainsi s'intéresser aux préliminaires, aux caresses, aux paroles échangées, et aussi à la détente des corps après l'acte sexuel.
- Les décors, la mise en scène, les dialogues et l'intrigue doivent essayer de se rapprocher de ceux des films conventionnels - du moins plus que ne le font les films porno "pour hommes". Il s'agit essentiellement pour les réalisateurs, de convaincre le public que pornographie et vélléités esthétiques ne sont pas des notions incompatibles.

- La sensualité des corps ne se réduisant pas qu'aux seuls organes sexuels, les plans gynécologiques systématiques doivent être évités.
- Les physique des acteurs et des actrices peuvent être éventuellement plus communs, plus proches de M. et Mme Tout le monde que ne le sont ceux des performeurs habituels du X.

 

Un contenu vaguement inspiré par le discours féministe

 

Enfin, et pour asseoir définitivement une différence avec les films "pour hommes", on peut éventuellement tenter d'y rattacher un discours féministe plus ou moins inspiré.

Il est vrai que dès les années 1980, les américaines, parmi les pionnières du genre (notamment Alice Sprinkle et Candida Royalle) se proclamaient à la fois pornographes et activistes féministes. En France, l'ex-actrice X et désormais réalisatrice Ovidie veut aussi endosser les deux étiquettes (A).

 

On retrouve ici une logique déjà observée dans les années 70, lors de l'âge d'or des salles de cinéma porno: on associe une valeur morale positive (le féminisme) à l'industrie de la pornographie, afin que cette dernière puisse gagner en respectabilité, et séduire un public jusqu'alors réticent à sa consommation.

 

La différence cependant, est qu'aujourd'hui, le message féministe, laminé par de nombreuses divisions idéologiques, n'est plus audible. Rien que sur la question du porno, les féministes pro-porno s'opposent aux anti. La caution féministe est donc loin d'être aujourd'hui porteuse pour le porno, comme elle l'a pu l'être dans les années 70.


D'un côté donc, un "porno pour hommes", rude, violent, sans fioritures. Et de l'autre, un "porno pour femmes", romancé, plus esthétique, plus "affectueux". Aux femmes les jolies choses, aux hommes la rudesse gaillarde. Féminité versus virilité. Une dichotomie incroyablement sexiste, qui sous-entend à la fois que les femmes sont incapables d'apprécier de la violence dans la pornographie, et que les hommes ne sont que des machines bourrines avides de sexe bestial!

 

Ne nous leurrons également pas: derrière les volontés éthiques et artistiques, certes souvent sincères, se cache aussi un intérêt financier. Ce porno pour femmes est la porte d'accès potentiel au public féminin, qui ne consomme qu'à la marge les produits hardcore du temps. Un marché au potentiel juteux, surtout dans un contexte de crise économique qui frappe aussi l'industrie pornographique.

 

Pourquoi les films pornographiques "pour femmes" n'en séduisent pas le plus grand nombre

 

Divers réalisateurs - le plus souvent d'ailleurs des réalisatrices - se sont déjà lancés sur le créneau, avec des productions plus ou moins crédibles. Mais le fait est, qu'à l'heure actuelle, dans l'océan format triple X de la pornographie, les productions estampillées "pour femmes" ne sont que des gouttes d'eau. Aucune de ces productions "porno-équitable"n'a amené un nouveau public féminin vers le porno. On est loin, très loin de la grande conquête du coeur, du désir et du porte-monnaie des femmes dont rêvent ses promoteurs.

 

Il y a peut-être un problème d'équilibre à trouver. Ovidie, cité par Elisabeth Weissman (B) prend comme exemple le cas de certaines productions allemandes, certes précurseuses, mais où on voit "Le zob remplacé dans la bouche d'une fille par une banane ou une courgette avec en prime des yeux de merlan frit". Un porno qui, à force de vouloir bannir tout soupçon de violence, a fini par perdre une bonne part de son sex-appeal.

 

Mais peut être aussi que le concept même de "porno pour femmes" est une impasse. L'idée qui mue tous ces réalisateurs ambitieux, est que le désintérêt de la majorité des femmes pour le porno vient de la seule médiocrité des contenus actuellement proposés. Ils sont donc convaincus que si on soumettait aux femmes un porno qui leur correspond, elles en consommeraient, forcément.


Mais on peut aussi supposer que le concept même de pornographie, n'est pas autant excitant pour les femmes qu'il peut l'être pour les hommes. Que le porno soit "pour hommes" ou qu'il se dise "pour femmes", regarder derrière un écran de parfaits inconnus s'envoyer en l'air n'est peut être pas le moyen le plus prompt à susciter un réel désir féminin.


Quant à la part, réduite mais existante de femmes amatrices de porno, elles ont depuis belle lurette appris à trouver leur intérêt dans les réalisations qui plaisent aux hommes Elles ne sont donc elles-mêmes pas forcément désireuses de produits édulcorés.

 

Quoiqu'il en soit, en l'absence de succès marquants aptes à faire connaître et décoller le genre, le "porno pour femmes" reste un "ghetto du X", une niche pour amatrices averties. Et il le restera probablement, car ses ambitions esthétiques le conduisent à des prétentions budgétaires que peu de distributeurs veulent ou peuvent se permettre - surtout dans un contexte de crise du cinéma qui touche aussi le porno.

Rappelons que l'une des raisons de l'invasion des films gonzo (scènes sexuelles hard sans aucune forme de mise en scène) et des scénettes déscénarisées sur Internet, est la très forte rentabilité, ces contenus ne coûtant presque rien à produire: le porno pour femmes, parce qu'il aime le luxe autant que la luxure, nage à contre-courant.

 

 

B. Un porno amateur pas si amateur que ça

 

Jusqu'aux années 70, la pornographie était essentiellement le fait d'une production artisanale, tournée soit par des libertins, soit par des prostituées. Les productions existantes étaient échangées en petits comités ou diffusées dans les maisons closes et clubs privés pour hommes (C). La pornographie ayant longtemps été officiellement interdite (même si sa diffusion restreinte a pu être tolérée), l'idée même d'une carrière dans ce type de production était impensable.

 

La professionnalisation et la standardisation à partir des années 90 ont définitivement éloigné la pornographie du monde l'amateur. On observe cependant depuis les années 2000 un discours invitant à revenir vers une pornographie plus artisanales, c'est à dire non faite par des professionnels mais par des anonymes simplement désireux de s'exhiber et non soumis au diktat du marché du X.

 

Une bonne partie du porno dit "amateur" que vous trouvez en ligne est en fait tourné par des acteurs semi-professionnels ou aspirant à l'être, selon les mêmes codes que le pornographie la plus largement diffusée. La différence se situe essentiellement sur le budget mis en jeu. Ce porno singe l'amateur, car le porno amateur est en lui-même une catégorie: une partie du public consommant du porno apprécie cette illusion du réel, qui peut être plus excitant que le porno sophistiqué, parce que cela rend les acteurs plus accessibles, plus "authentiques". Un peu à la manière d'un pot de yaourt fabriqué industriellement, mais dans l'emballage représenterait une laitière du 17ème siècle.

 

Il existe cependant ce que j'appelerai plutôt un "porno domestique", tourné entre couples à la ville ou entre proches, et en principe destiné soit à une diffusion strictement contrôlée, soit sur certains espaces réservés à cet effet. Les gros sites qui disent diffuser du porno amateur -tel que celui qui aime bien qu'on le remercie dans chacune des vidéos de sa plateforme- achètent surtout du porno semi-professionnel. Les vrais amateurs sont généralement bien plus frileux à être visibles sur le Net, et ne l'acceptent que dans le cadre d'une relation de confiance forte avec le webmaster ainsi qu'avec sa communauté. Ce porno domestique a donc par essence une faible visibilité, et ne représente qu'une goutte d'eau dans l'océan du X. On pourrait également considérer le sexting ou sextage (envoi de photos ou vidéos suggestives ou explicites à son partenaire) comme une forme de pornographie domestique; mais il n' y a ici aucune diffusion recherchée au-delà du seul partenaire destinataire du message (cette diffusion, quand elle existe, étant le fruit d'une indélicatesse de ce dernier).

 

J'aurais tendance à dire que le porno domestique, même s'il s'en rapproche, ne copie pas la sexualité du couple. Bien sûr, les acteurs n'ont pas l'entraînement ni nécessairement la corpulence des acteurs professionnels. Mais par la magie d'un montage, même sommaire, les moments creux du rapport peuvent être effacés, alors qu'ils sont aussi l'essence du rapport. Et aussi parce que les partenaires, se sachant filmés en vue d'une diffusion en ligne, n'auront pas nécessairement un comportement classique, même de façon inconsciente: ils peuvent être tentés de crier plus fort, d'aller plus vite, voire de simuler, pour que ça rende mieux à la caméra. La logique du porno domestique, ça reste de faire du porno; cela doit être rapidement stimulant pour capter l'attention. Au sein d'une communauté de membres initiés s'échangeant du contenu domestique, cela doit être suffisamment excitant pour inciter aux éloges.

 

Il m'apparaît important également de rappeler que, sous l'angle de la pornodépendance, le porno amateur et le porno domestique restent du porno: le cerveau développe tout aussi bien des mécanismes addictifs avec du contenu amateur qu'avec du contenu professionnel. Remplacer le porno des gros tubes par de la pornographie amateure ou de la pornographie domestique ne serait donc, en rien, une manière d'accéder au sevrage.

 

AFREG - 1ère version de l'article - mars 2021.

 

Citations:

 

A. Porno Manifesto, par Ovidie, Editions La Musardine, Collection Lectures amoureuses, 2004.

B. La nouvelle guerre du sexe, par Elisabeth Weissman, Stock Les Documents, 2008.

C. Film pornographique, 27 février 2021, fr.wikipedia.org

 

 

 

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